Albert Ier, la mort d'un roi
Que s'est-il passé le 17 février 1934
à Marche-les-Dames ?
Mon grand-père et mon arrière grand-père vénéraient ce roi-soldat. Je me souviens d'une photo encadrée avec un ruban noir qui prônait sur la cheminée du salon pour marquer le deuil profond que ressentaient mes aïeux.
Dès l'annonce de la mort du Roi Albert, dont le corps a été découvert dans les rochers de Marche-les-Dames le 18 février 1934 vers 2 h du matin, certains ont mis en doute la version officielle d'une chute accidentelle survenue lors d'une escalade. Plusieurs rumeurs ont immédiatement circulé - et subsistent toujours - évoquant tour à tour meurtre, assassinat, suicide, querelle, affaire d'Etat et vie privée du Souverain…
En 2004 est paru un ouvrage tentant de faire le point à ce sujet. L'auteur, Jacques Noterman, y annonce immédiatement la couleur : selon lui, le Roi a été tué. Une recherche particulièrement fouillée lui permet de découvrir ce qu'il considère comme 95 anomalies, dont 58 dans le dossier judiciaire relatif à cet "accident". Malgré son côté parfois brouillon, un abus inutile (et quelque peu ridicule) de termes germaniques, quelques dérapages regrettables et un manque de rigueur éditoriale (que de fautes d'orthographe !), le livre ne manque pas de qualités, Jacques Noterman ayant poussé aussi loin que possible une enquête minutieuse. Il souffre cependant d'un défaut majeur : la totale incompétence de l'auteur en matière d'alpinisme et d'escalade, ce qui lui fait écrire pas mal d'inexactitudes, voire quelques inepties…
Quels que soient ses défauts, cette étude constitue désormais une référence incontournable.
Ayant fait notre propre enquête, et nous étant rendu sur place à plusieurs reprises, qu'il nous soit permis de rouvrir ce dossier.
2. De nombreuses anomalies...
Rappelons tout d'abord la version officielle de l'accident : le Roi grimpait seul, sans témoin ; parvenu sous le sommet de l'Aiguille dite "du Vieux Bon Dieu" vers 16 h, il aurait saisi un bloc au-dessus de lui pour s'y tirer. Le bloc aurait lâché, précipitant le Souverain dans le vide. Au cours de la chute, sa tête aurait percuté le rocher. Son corps aurait ensuite rebondi et dévalé la pente sur 49 m.
Si l'on examine attentivement le dossier de cette version officielle et la manière dont l'enquête a été menée, les anomalies - réelles ou apparentes - ne manquent pas :
- On est en février, en plein hiver, et le Roi (qui a 58 ans, et qui dispose au Stuyvenberg d'un mur d'escalade bien équipé) éprouve l'envie d'aller grimper à Marche-les-Dames deux fois au cours de la même semaine : le mercredi 14 février, puis le samedi 17 février. Peu de grimpeurs s'entraînent autant, en hiver, dans les rochers belges ! Ce n'était d'ailleurs pas, semble-t-il, dans les habitudes du Souverain. Notons aussi que celui-ci ne disposait, ce 17 février, que de très peu de temps, étant retenu au palais le matin, et ayant des obligations officielles programmées en soirée. En outre, il convient de souligner qu'à cette époque de l'année, grimper dans les massifs belges est rarement agréable : le rocher y est froid, souvent humide, les prises glacent les mains et peuvent se révéler très glissantes pour les pieds…
- Peu de grimpeurs grimpent en solo dans des voies considérées comme difficiles. Et Albert avait la réputation d'être un alpiniste prudent…
- Alors que deux officiers d'ordonnance (au moins) sont à sa disposition, le Roi se fait accompagner par un valet, Théophile Van Dycke, qui ne sait pas conduire et qui ne connaît rien à la pratique de l'escalade. Pourquoi ce choix, qui ne semble guère rationnel?…
- Pourquoi l'accès aux rochers de Marche-les-Dames s'est-il fait depuis le plateau de Boninne ? La question a été posée. Le Roi aurait, paraît-il, garé sa voiture à l'extrémité d'un chemin carrossable, près du lieu-dit "La Fontenelle". Or, en voiture, cet accès était plus long que par Beez, où la route qui longe la Meuse permet d'arriver directement au pied des rochers ; il nécessitait en plus une marche à pied (15 minutes de la voiture jusqu'au bord du plateau, à répéter au retour), à quoi s'ajoutait une descente dans de raides ravines pour gagner le pied des voies d'escalade…
- Le Roi, après une première escalade où son valet l'avait assuré à la corde, aurait demandé à celui-ci de s'éloigner, d'aller l'attendre un peu plus loin (en plein bois) et de le laisser grimper seul. Sans raison précise. Cette demande d'éloignement n'est-elle pas bizarre ?...
- Plusieurs incohérences ou contradictions peuvent être remarquées dans les dépositions successives de Van Dycke. Et pourtant, de toutes les personnes qu'il dit avoir rencontrées ce jour-là lorsqu'il était à la recherche du Roi, aucune, sauf une (Joseph Jassogne), ne sera entendue pour confirmer les déclarations du valet. Et aucun devoir d'enquête ne sera effectué pour contrôler ces déclarations.
3. Anomalies encore...
- Le Roi grimpait ce jour-là non avec ses lunettes mais, paraît-il, avec un lorgnon (ou "pince-nez"). Difficile et risqué de varapper avec ça sur le nez ! L'avait-il enlevé pour faire son escalade ? La myopie du Roi n'était pas négligeable, et il est avéré, selon plusieurs sources, qu'il ne pouvait grimper sans verres correcteurs. Tous les témoignages connus attestent que, pour ses ascensions, Albert portait toujours des lunettes ; pour ne pas risquer de les perdre, il utilisait un modèle de lunettes métalliques dont les branches s'incurvaient derrière les oreilles en s'y enroulant.
- Selon la version officielle, le Roi serait d'abord tombé sur une petite plateforme située à 1,50 m ou 2 m sous ses pieds, plateforme où se trouvait un arbre ; ce sont des branches de cet arbre qui l'auraient déséquilibré et projeté dans le vide. Et le crâne se serait brisé sur le rocher…
Lorsque l'on se trouve sur la plateforme en question, on ne peut s'empêcher de se poser immédiatement la question : comment est-il possible de se tuer en tombant d'ici ?... En effet, vu la faible hauteur du rocher sur ce versant (moins de huit mètres entre la plateforme et la pente de terre), il semblerait normal que, dans la première phase de la chute, ce soient les pieds ou les jambes, voire le dos, qui aient percuté le premier obstacle rencontré. Mais pas la tête ! On n'imagine pas en effet que sur une hauteur aussi réduite, si l'on chute en position d'escalade, le corps même déséquilibré ait le temps de basculer complètement, tête en bas. D'autant plus qu'au moment d'un dévissage, un grimpeur expérimenté a normalement certains réflexes…
- Albert a été retrouvé avec, nouée à sa taille, une corde d'une vingtaine de mètres. Celle-ci était déroulée. A première vue, il y a là encore une anomalie : en effet, si l'on grimpe seul et que l'on se munit d'une corde pour s'autoriser une retraite ou se faciliter une descente, on ne laisse pas cette corde pendre au-dessous de soi à la montée car elle risquerait de se coincer ! En pareil cas, la corde est soigneusement enroulée en bandoulière, au-dessus du sac si l'on en porte un, et fixée par un nœud. (Elle peut également être lovée et fixée sur le dos, l'extrémité des brins servant de bretelles, pour autant que l'on ne porte pas de sac à dos.) Mais cette anomalie n'est qu'apparente. On peut en effet supposer que, dans le cas présent, arrivé sur la plateforme, le Roi, ayant l'intention d'utiliser sa corde pour redescendre du sommet, ait déroulé celle-ci avant d'attaquer les derniers mètres de l'escalade, vu leur verticalité.
- La ravine étant très pentue, le corps devait normalement se trouver plus bas que la corde qu'il avait entraînée dans sa chute. Or, selon le capitaine Jacques de Dixmude, l'officier d'ordonnance qui a découvert le corps, c'est tout le contraire. Racontant comment il avait d'abord trouvé la corde, il poursuit son récit en écrivant : "Je remonte le long de la corde et aperçois le corps du Roi…". Celui-ci aurait donc été stoppé par une saillie de la pente, mais la corde, elle, aurait continué à glisser sur les feuilles mortes, contournant le corps, évitant la végétation existante et les pointements rocheux… A noter cependant qu'un des témoins affirme le contraire : selon lui, la corde était étendue vers le haut. (Un autre a même affirmé n'avoir pas vu de corde…!) Manifestement, ces témoignages se contredisent. Qui croire ?
- La corde retrouvée attachée à la taille du Roi est très abîmée : trois des quatre torons sont rompus, le quatrième est entamé. Comment ces torons ont-ils pu se rompre ? En escalade, une corde ne peut s'abîmer de cette manière que dans deux circonstances. Dans la première éventualité, il faut que la corde subisse une forte tension (et donc qu'au moment de la chute elle soit tenue ou retenue par quelqu'un ou par quelque chose, ou qu'elle se coince, ou que sa position la freine très fortement) ; les dégâts ou rupture peuvent alors survenir si la partie sous tension frotte sur un angle vif qui la cisaille (une arête aiguë par exemple), ou si l'énergie du choc dépasse les capacités d'absorption de la corde. Dans le deuxième cas, il faut que la corde soit frappée par une masse dure (par exemple une masse rocheuse) qui, en tombant, écrase et cisaille la corde là où se produit l'impact.
Or la version officielle nous dit que le Roi escaladait en laissant sa corde pendre librement sous lui. La probabilité qu'un bloc détaché ait pu, dans de telles conditions, provoquer de tels dégâts à la corde paraît bien faible…
- La version officielle reproduit essentiellement la thèse exprimée dès le 18 février 1934 (le jour même de la découverte du corps) par le comte Xavier de Grunne, Secrétaire Général du Club Alpin Belge.
Selon cette thèse, Albert, pour atteindre le sommet de l'Aiguille, s'est "accroché à un large bloc descellé" qui a basculé, occasionnant la chute du Roi. Celui-ci aurait pu se retrouver sain et sauf sur la plateforme, deux mètres plus bas. Malheureusement, en tombant, le Roi a heurté une longue branche, qui a déséquilibré le Souverain et l'a précipité dans le vide, tête en bas. Cette explication, qui imagine une culbute complète du corps, ne précise pas comment la corde du Roi a pu s'abîmer d'une telle manière.
- Mais il y a plus : interrogé par le juge d'instruction à ce sujet, Xavier de Grunne affirme que ce genre d'incident (la rupture partielle d'une corde) est fréquent en escalade ! Pourquoi ce mensonge, alors que de Grunne, alpiniste expérimenté, sait très bien que ces dégâts à une corde ne se produisent que dans des circonstances très particulières (décrites ci-dessus), et qui ne cadrent pas avec la description présumée de l'accident ?
- Le lorgnon porté ce jour-là par le Roi était d'une qualité étonnante : perdu dans la chute, il a été retrouvé intact, plusieurs mètres au-dessous de la plateforme !
- Le Roi portait un marteau attaché à sa ceinture. La présence de ce marteau suppose normalement la présence complémentaire d'un ou de plusieurs pitons. Lorsqu'Albert a entrepris son escalade, on peut penser qu'il devait donc avoir au moins un piton attaché, par un mousqueton, soit à la ceinture, soit à une bretelle du sac. Quand on a retrouvé le corps, il n'y avait pas de piton accroché à la ceinture. Les bretelles du sac s'étant brisées, on a bien retrouvé un mousqueton dans la pente, mais pas de piton. Le Roi aurait-il donc enfoncé ce piton dans la roche avant sa chute ? Quand, où ? C'eût été facile à vérifier, mais personne parmi les enquêteurs ne semble s'être soucié de ce détail.
4. Anomalies toujours...
- Là où a été retrouvé le Roi, la ravine n'est pas très large. Le corps se trouvait en plein milieu de celle-ci. La route est juste en contrebas, à une trentaine de mètres. N'est-il pas curieux que l'on ait mis si longtemps à le trouver (neuf heures) ? Outre les recherches effectuées de 17 h à 21 h par Van Dycke et trois personnes rencontrées sur place (les frères Jassogne), les recherches intensives, avec au moins dix-sept chercheurs et notamment des gendarmes du lieu, ont duré cinq heures encore avant que le corps ne soit découvert.
Xavier de Grunne lui-même, qui participa activement aux recherches, déclara être redescendu par cette ravine entre 23 h et 23 h 15. Il serait donc passé près du corps sans le voir…
- Alors que, selon le médecin présent au moment de la découverte du cadavre (le docteur Nolf), la blessure béante avait dû provoquer une abondante hémorragie, le même médecin affirme n'avoir constaté aucune flaque de sang sous la tête. Or, vu la nature des lieux (bien décrite par le juge d'instruction), ou bien la tête reposait sur un affleurement rocheux, ou bien le sol à cet endroit était terreux et recouvert d'une couche de feuilles mortes humides. Dans les deux cas, n'aurait-il pas dû y avoir sous la tête du Roi une importante quantité de sang ?…
- Selon le dossier officiel, il y aurait eu trois pierres tachées de sang, dont l'une présentée comme celle à laquelle le Roi se serait agrippé près du sommet de l'Aiguille, et qui aurait chu avec lui.
Ces pierres, malgré leur importance capitale, ont curieusement disparu sans laisser la moindre trace. Il n'en reste que des photos. Toujours selon le dossier officiel, le "bloc fatal" a été retrouvé dans la pente, un mètre cinquante plus haut que le corps. Ce bloc était ensanglanté et on y a découvert un poil provenant de la casquette du Roi (casquette qui a été retrouvée plus haut dans la pente).
Le moins que l'on puisse dire, sur base de ces éléments, c'est que ce bloc s'est acharné sur le Souverain ! En effet, selon la version officielle de l'accident, Albert s'agrippe à un bloc, celui-ci cède, le Roi tombe, se fracasse la tête sur la paroi rocheuse quelques mètres plus bas, rebondit dans la ravine et va retaper de la tête non pas sur un autre rocher mais… sur le bloc détaché du sommet, bloc qui, entre-temps, après avoir peut-être endommagé sa corde au passage, est arrivé là avant lui et s'est arrêté à mi-pente malgré la raideur de celle-ci… Quant à la casquette, qui aurait elle aussi heurté le même bloc au cours de la chute, elle ne porte curieusement aucune trace de sang…
- Un habitant du voisinage, Charles Hennuy, prétend avoir entendu claquer un coup de feu vers 16 h, le jour du drame, dans le secteur où a eu lieu l'accident. Mais ce témoin ne sera jamais entendu par les enquêteurs…
- Aucun constat n'est fait par la gendarmerie lorsque le corps est retrouvé. Le premier juge d'instruction n'arrivera sur place que 1 h 35 après le départ de la dépouille mortelle vers Bruxelles. Il ne pourra que visionner les lieux, en l'absence du corps, à la lueur de torches électriques…
- Aucune reconstitution des faits n'aura lieu malgré la présence dans le dossier d'éléments incohérents, contradictoires ou contestés.
- L'expertise judiciaire sera confiée à un ingénieur technicien totalement incompétent en matière d'escalade alpine.
- Aucun médecin légiste n'examinera le corps. Les deux juges d'instruction non plus. Aucune photo n'est prise de la (ou des) blessure(s) à la tête. Aucune autopsie n'est pratiquée. Les seuls médecins qui voient le défunt sont les deux médecins de la famille royale, et un professeur qui enseigne l'anatomie à l'Université de Bruxelles. Dès le 18 février, le corps est embaumé par celui-ci. Toute possibilité d'examen (telle que par exemple l'analyse des taches de sang trouvées sur les pierres et sur quelques feuilles mortes, et leur comparaison avec le sang du Roi) devient dès lors impossible…
- Des grimpeurs du Club Alpin Belge viendront sur place, certains assez rapidement, pour vérifier la manière dont se serait produit l'accident. Tous confirmeront, paraît-il, la version établie (imposée ?) dès le premier jour par leur Secrétaire Général, le comte Xavier de Grunne. Belle unanimité, alors qu'aucun d'entre eux n'a pu voir le bloc descellé qui aurait provoqué la chute du Roi, ce bloc ayant été saisi et emmené aussitôt par le premier juge d'instruction, sans que l'on puisse savoir ce qu'il en advint par la suite…
- Le 19 février, au lendemain de la découverte du corps, avant même que toute enquête ne soit menée, le Conseil des Ministres délibère et consigne ce qui suit (délibération portant le n° 86) : "Le Conseil estime qu'il y aurait lieu de poursuivre toute personne qui répandrait des bruits calomnieux sur les circonstances qui ont entouré la mort du Roi."
On peut s'interroger sur ce curieux empressement, ainsi que sur ses bases légales dans un Etat où sont constitutionnellement garanties les libertés de pensée et d'opinion, et où est prévue la séparation des Pouvoirs Exécutif et Judiciaire…
5. Mise en scène ?
Que la version officielle présente de sérieuses failles, cela semble évident. Les anomalies et bizarreries paraissent nombreuses, trop nombreuses...
Cela pourrait-il signifier qu'il y a eu "mise en scène" d'un prétendu accident ?
Une mise en scène ne se justifiait que si le Roi était mort dans des circonstances telles que l'on ait voulu les dissimuler, soit pour ne pas ternir son image ou celle de la Royauté, soit "dans l'intérêt supérieur de la Nation".
Quelles pourraient être ces circonstances à cacher ?
Qu'Albert soit mort de mort naturelle (d'un accident cardio-vasculaire ou cérébral) dans les bras d'une de ses maîtresses, comme le rapporte une rumeur persistante ?
Si c'était le cas, on ne voit pas ce qui aurait empêché l'entourage du Roi de le ramener discrètement à Laeken, voire – s'il s'avérait difficile de regagner Bruxelles – de le faire mourir "officiellement" sur le plateau de Boninne (par exemple dans la forêt domaniale), ou ailleurs, en tout bien tout honneur, sans se lancer dans une sinistre et complexe mise en scène à hauts risques.
Que le Roi soit mort de mort violente (abattu par une arme à feu ou par un objet contondant) comme le prétendent d'autres rumeurs ? On évoque à ce sujet diverses hypothèses : assassinat politique, empoignade, vengeance, accident, crime passionnel, suicide… Certains n'hésitent pas à accuser la Reine Elisabeth elle-même, qui avait la réputation de s'abandonner parfois à des crises de furie et pouvait, paraît-il, se montrer extrêmement violente en certaines circonstances. Jusqu'à utiliser une arme à feu…
Quoi qu'il en soit, si l'on décida de maquiller ce décès en accident d'escalade, une telle "mise en scène" était-elle vraiment réalisable ? Dans quelle mesure pourrait-elle paraître plausible ?
Tout d'abord, il fallut recourir à quelqu'un ayant des compétences suffisantes en matière d'alpinisme pour ne pas commettre d'erreur qui aurait dévoilé la supercherie ; quelqu'un qui connaisse suffisamment bien les lieux pour ne pas placer le corps n'importe où, en un endroit qui eût manqué de crédibilité.
Il s'agissait ensuite de choisir le meilleur moment pour opérer dans la discrétion.
6. Envisageons une première hypothèse
- Albert, qui a quitté le palais de Bruxelles peu après 12 h pour gagner le palais de Laeken, décède en début d'après-midi. A Laeken ou ailleurs, peu importe. L'entourage du Roi, au vu de certains éléments, décide d'agir sans attendre pour camoufler cette mort en accident d'escalade.
- Le corps est amené en voiture sur le plateau de Boninne, aussi près que possible des rochers (à moins que ce ne soit précisément là, sur le plateau, que le Roi ait trouvé la mort). S'agit-il du lieu-dit "la Fontenelle" ? La route et les chemins carrossables y sont à environ 1,5 km des rochers. 1500 m à parcourir en portant un cadavre encombrant (Albert mesurait 1m92) et pesant plus de 90 kg.
Faire un détour en voiture, passer par la route de Gelbressée et le chemin qui longe l'abbaye Notre-Dame du Vivier ne serait pas plus discret, au contraire. Sans parler de la difficulté de gravir ce chemin, en forte montée.
- Van Dycke, qui connaît les lieux puisqu'il y a passé une partie de la journée du mercredi précédent, sert de guide à ceux qui portent le corps, allant peut-être en avant-garde pour surveiller les abords.
- Tandis qu'un guetteur reste en haut de la pente pour écarter un éventuel importun, le cadavre du Roi est amené sur la plateforme sous le sommet de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu. Il faut pour cela descendre dans le haut de la ravine, qui est très raide et glissante, porter le corps jusqu'au pied de l'Aiguille, et le hisser ensuite sur quelques mètres jusqu'à la plateforme sous le sommet. De la plateforme, le corps est alors "balancé" dans le vide, tête la première. Peut-être même, pour faire bonne mesure, a-t-on aussi volontairement abîmé la corde…
- Le valet, resté sur place, s'en va ensuite donner l'alerte d'une disparition inquiétante. A un moment que l'on peut situer vers 17 h 30, il rencontre trois personnes de la région (les frères Jassogne) occupées à ramasser du bois. Les recherches commencent...
Un tel scénario peut paraître cohérent. D'autant plus que deux personnes (au moins) déclareront avoir constaté, vers 16 h ou 16 h 30, sur la route qui longe le bas des rochers à hauteur de l'Aiguille, la présence de deux pierres fraîchement tombées. Pierres que l'on peut supposer avoir été détachées par la chute du corps...
Mais il y a plusieurs objections !
7. Première objection :
Il est médicalement établi que la mort d'Albert est survenue à un moment situé entre 14h et 18 h.
Dans l'hypothèse où le Roi décède à Bruxelles, les événements vont nécessairement se succéder de la manière suivante : après un premier moment de consternation, au cours duquel un médecin est appelé, la décision est prise de maquiller le décès en accident d'escalade ; il s'agit tout d'abord de prendre des mesures pour éloigner le personnel et les tiers éventuels présents au château (et cela, sans éveiller de soupçons) ; des contacts sont pris pour trouver et réunir les personnes, bénéficiant d'une confiance absolue, capables d'orchestrer et d'exécuter la "mise en scène" ; le corps du Souverain reçoit les soins nécessaires et est revêtu d'un équipement d'escalade ; aucun détail n'est négligé ; le corps est ensuite chargé discrètement dans un véhicule, conduit jusqu'au plateau de Boninne, porté jusqu'aux abords des rochers, descendu avec précaution dans la ravine, hissé sur la plateforme de l'Aiguille, jeté dans le vide…
On peut, en calculant au plus juste, estimer à trois heures trente le temps minimum nécessaire pour la mise au point et l'exécution de ce "scénario".
En supposant que le décès se soit produit ailleurs, dans une demeure des environs de Marche-les-Dames par exemple, ou même sur le plateau de Boninne, le laps de temps nécessaire serait à peu près le même. Le valet aurait dû téléphoner au Palais ; recevoir des instructions ; ne sachant pas conduire, il aurait dû attendre sur place l'arrivée des exécutants venus de Bruxelles (car on imagine mal que, de Bruxelles, on ait pu confier à n'importe qui, par téléphone, l'exécution de la macabre mise en scène). Et le délai eût été plus long encore si, pour téléphoner, le valet avait dû parcourir à pied une certaine distance…
Même dans l'hypothèse la plus favorable (décès du Roi à 14 h précises, déroulement des opérations effectué sans le moindre retard, sans le moindre obstacle, sans la moindre anicroche), il paraît donc certain que le corps n'aurait pas pu être lancé dans la ravine avant 17 h 30, voire 18 h. Avec le risque considérable de voir le corps du Roi débouler jusqu'à la route en cette fin de journée, ce qui aurait évidemment été impossible à expliquer dans le cadre d'un accident censé être survenu bien plus tôt dans la journée, eu égard à l'agenda du Souverain ce jour-là. Vu la raideur de la pente, ce risque ne pouvait être ignoré ou sous-estimé par les protagonistes chargés de la besogne… On peut donc en conclure que, dans le cadre d'une mise en scène, on aurait veillé à précipiter le cadavre ailleurs, au pied de rochers moins proches de la route.Deuxième objection :Il semble établi que c'est vers 17 h 30 (ou même un peu plus tôt) que Van Dycke ait commencé les recherches avec les trois personnes rencontrées sur le plateau de Boninne.
Si l'on tient compte de la distance séparant la ravine de l'endroit où Van Dycke a rencontré ces personnes, il faudrait donc supposer que le valet ait quitté les lieux de la mise en scène bien avant que le corps ne soit "balancé" dans la ravine. Est-il imaginable que l'on ait pu prendre le risque de faire débuter les recherches avant que la sinistre opération ne soit entièrement terminée ?Troisième objection :Il faut également tenir compte de la taille et du poids du Roi. Le transport du corps et sa descente dans la ravine nécessitaient vraisemblablement le concours d'au moins quatre personnes, plus une cinquième en avant-garde ou en couverture. Même dans les bois, un tel cortège pouvait être aperçu de loin… Malgré la saison, le risque de rencontrer quelqu'un ne pouvait être ignoré : forestier, ramasseur de bois, chasseur, braconnier (la forêt domaniale passe pour être très giboyeuse)… C'est d'ailleurs ce qui s'est passé : dès le début de ses recherches, Van Dycke a rencontré trois ramasseurs de bois.Pouvait-on vraiment prendre le risque d'un transport aussi peu discret alors qu'il faisait encore jour ? C'eût été insensé !
Par ailleurs, comment s'assurer de la discrétion totale de tous les acteurs de cette opération ?Quatrième objection, une objection majeure :Si l'on voulait faire croire à un accident d'escalade, pourquoi aurait-on pris la peine de hisser le corps du Roi, péniblement, jusqu'à la plateforme de l'Aiguille pour ensuite le jeter au pied de celle-ci ? Vu la taille et le poids du Souverain, une telle opération était compliquée et nécessitait beaucoup d'efforts. Pourquoi cette complication et ces efforts, alors qu'il eût été beaucoup plus aisé de contourner l'Aiguille par la droite, d'atteindre en quelques mètres, sans la moindre difficulté, en terrain quasiment plat, le sommet de la "Cheminée Louise" et, de là, jeter le corps dans le vide ?
Outre la facilité que présentait cette manière d'agir, elle offrait d'autres avantages : la "Cheminée Louise", haute et très raide, était une voie d'escalade fréquemment parcourue par les alpinistes de l'époque, y compris par Albert ; le corps se serait écrasé au pied du rocher après une chute bien plus importante que depuis la plateforme de l'Aiguille, et l'endroit où il s'écrasait était invisible de la route…
8. Envisageons une autre hypothèse : une mise en scène nocturne
Vu les risques que présentait une opération se déroulant l'après-midi, imaginons que l'on ait attendu la nuit pour agir. C'est ce qui expliquerait que, dans un premier temps, au cours des premières heures de recherche, on n'ait pas retrouvé le corps, pour la simple raison qu'il n'était pas encore là !
Ce "scénario" nocturne se serait déroulé de la manière suivante :
- Le valet Van Dycke aurait été dépêché sur les lieux vers 17 h pour jouer le jeu d'une disparition inquiétante du Souverain dans le massif rocheux, et lancer les premières recherches.
- A la nuit tombée, après avoir amené le corps discrètement sur le plateau au-dessus des rochers (ou, s'il s'y trouvait déjà, l'avoir sorti de la cachette où on l'avait d'abord dissimulé), il fallut ensuite trouver le moment propice pour venir placer le corps dans la ravine, à l'endroit où on l'a trouvé.
- Il fallait agir vite, car, dans le secteur, de nombreuses personnes étaient occupées à chercher, et certaines n'étaient pas bien loin… D'autant plus que, ces ravines communiquant entre elles, certains les parcouraient à la montée, d'autres à la descente.
- Au moment choisi, il fallait parvenir à la ravine, dans l'obscurité, à travers bois. Vu les lieux, c'est loin d'être évident ! A moins de bien connaître ces lieux. A ce propos, il est intéressant de remarquer que, à la demande du capitaine Jacques de Dixmude, le valet Van Dycke, qui participait aux recherches, a été envoyé sur le plateau vers 21 h 45, sans raison précise (il devait, selon l'un, simplement s'y rendre et y attendre de nouvelles instructions ; selon un autre, il devait aller jusqu'à la voiture pour s'assurer que le Roi n'y était pas)…
- Vu la raideur de la pente, on ne pouvait cependant se contenter de précipiter le corps du haut de la ravine, car on ne pouvait prendre le risque de le voir dévaler jusqu'à la route. Sans compter le bruit de la chute, qui ne serait pas passé inaperçu !
Il fallait donc le descendre. Précautionneusement. Silencieusement. Combien d'hommes, particulièrement habiles car la pente est non seulement raide mais aussi très glissante, aurait-t-il fallu pour y porter le corps dans la nuit ?
- Sans oublier, pour rendre l'accident crédible, de semer ça et là, aux bons endroits, les divers éléments et accessoires censés avoir été perdus par le Roi lors de sa chute (lorgnon, sac, casquette, etc.). Et les traces de sang...
Remarquons que le déroulement nocturne des opérations impliquerait que le Souverain soit décédé de mort violente. Sinon comment expliquer l'énorme blessure qu'il avait à la tête ?
9. Première objection :
Compte tenu des difficultés que comportait cette mise en scène, était-elle réalisable de nuit ? Même en disposant d'hommes costauds et adroits, il semble invraisemblable qu'une telle performance eût pu être envisagée, et menée à bien silencieusement et sans lumière, vu la raideur de la pente et le risque élevé de glissade.
Par ailleurs, que penser, dans le cadre de cette hypothèse, du morceau de cervelle retrouvé sur le rocher de l'Aiguille ? Peut-on vraiment imaginer que les auteurs de la mise en scène aient poussé à ce point le souci du détail ?
Enfin, comment s'assurer de la discrétion totale de tous les acteurs de cette opération ?Objection majeure :Comment expliquer que les porteurs du corps soient allés déposer celui-ci aussi bas dans la pente, prenant de très gros risques, celui de partir en glissade, celui de se faire repérer, alors qu'il eût été pour eux beaucoup plus simple, plus facile, plus rapide, et moins risqué, de déposer le corps bien plus haut, à quelques mètres sous le pied de l'Aiguille ?
Pourquoi auraient-ils pris, sans la moindre raison, ce risque insensé ?
Se poser cette question, n'est-ce pas démontrer que l'hypothèse d'une mise en scène nocturne n'est guère plausible ?
10. Accident ?
L'hypothèse d'une mise en scène, qu'elle ait été exécutée de jour ou de nuit, paraît donc très peu vraisemblable.
Peut-on envisager alors un autre déroulement des faits ? Retenir la thèse de l'accident d'escalade, malgré les anomalies – réelles ou apparentes – dont il a été fait état ?
Reprenons les éléments sous cet angle. Et réexaminons toutes les "anomalies" (ou prétendues anomalies) que certains n'ont pas manqué de souligner dans ce dossier.
- Le Roi vient de vivre, durant l'été 1933, une saison de montagne particulièrement réussie. Il sait que, vu son âge – rappelons qu'il a 58 ans – il lui faudra bientôt "raccrocher", abandonner l'alpinisme. Mais il espère cependant connaître encore une bonne saison d'escalade en 1934. Pour cela, nécessité oblige, il a décidé de soigner son entraînement, sans s'accorder la moindre trêve durant l'hiver. En allant grimper aussi souvent que possible…
- Ce jour-là, le 17 février, il veut à nouveau profiter de quelques heures de liberté. Pas assez pour faire appel à un coéquipier, mais suffisamment pour effectuer quelques petites voies en solo. Rien de bien difficile : une voie où l'on peut pratiquer l'assurance par le haut, une autre qu'il connaît bien. Pas la peine de déranger un officier d'ordonnance pour si peu ! Et le risque d'accident étant minime, pas besoin d'un chauffeur ! Il se met en route avec son valet, Théophile Van Dycke.
- Les rochers en question sont situés près du plateau de Boninne. Venir par la route de Beez ne ferait pas vraiment gagner de temps (pour accéder aux petites voies rocheuses situées dans la partie supérieure, il lui faudrait remonter de raides pentes depuis la route). L'accès par Boninne offre, en plus, l'avantage de la discrétion. Et le Roi attache beaucoup d'importance à la discrétion.
- Seul problème rencontré sur place : le Roi a oublié ses lunettes. Mais, vu l'absence de difficultés dans ces petites voies qu'il connaît bien, cela ne lui semble pas un empêchement majeur. Pour l'approche, il a son lorgnon, pour grimper, il glissera celui-ci dans sa poche…
- Après une première voie, où Van Dycke a pu l'assurer en tenant la corde, il lui reste un peu de temps. Se faire accompagner par son valet, peu à l'aise dans ces pentes, le retarderait. Il lui demande de rester sur le plateau, et lui fixe rendez-vous une heure plus tard. Après quoi, il dévale la ravine et gagne le versant ouest de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu, où se trouve une voie assez facile, la Cheminée Louise, qu'il a déjà gravie plusieurs fois.
- Arrivé en haut de la Cheminée, Albert poursuit jusqu'au sommet de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu. En fait, habituellement, on ne va pas jusqu'au sommet proprement dit, sommet qui est un peu détaché, côté Meuse, et dont le rocher est de qualité médiocre. Quatre ou cinq mètres sous le sommet de l'Aiguille, il y a une plateforme, d'où l'on peut rejoindre facilement la pente de terre de la ravine. Normalement, c'est là que s'arrête l'escalade. Mais Albert vient d'apprendre que, quelques jours auparavant, des grimpeurs du Club Alpin ont gravi la partie supérieure du sommet. Il décide ce jour-là de tenter à son tour le sommet en question.
Lorsqu'il y parvient, le Roi a maintenant sous lui un mur de 4 mètres, vertical, aux prises peu distinctes vues d'en haut, car beaucoup d'entre elles sont constituées d'alvéoles. Sans ses lunettes, le Roi se sent peu à l'aise pour redescendre ce mur en désescalade. Mais dans un tel cas, la solution est simple (il l'a d'ailleurs prévue) : il déroule sa corde, la passe derrière un bloc formant becquet, et entreprend de redescendre à la corde, bien penché en arrière pour garantir la stabilité des pieds. Par facilité, l'un des deux brins de la corde est resté noué à sa taille.
- C'est à ce moment que le becquet derrière lequel passe la corde se descelle. Le bloc se détache, le Roi tombe à la renverse.
- Quelques mètres plus bas, sa tête heurte le rocher. Le corps continue à rouler, dans la ravine, sur une cinquantaine de mètres, entraînant la corde…
Ce scénario expliquerait pourquoi le Roi a chuté tête en bas, pourquoi la corde était déroulée, et pourquoi elle a subi des dégâts : passant autour du bloc, la corde tombe avec celui-ci, et est fortement abîmée au moment du premier impact, celui-ci se produisant soit sur la plateforme située sous le sommet, soit, plus vraisemblablement, sur les rochers formant la base de l'Aiguille…
Il est permis cependant d'envisager que la chute ait pu être provoquée par un autre facteur que l'arrachement du becquet. Au moment où, entamant la descente, Albert s'agrippe des deux mains à la corde, il pourrait avoir été victime d'un malaise (l'effort produit à ce moment étant assez intense). Ou même d'une maladresse: il s'y prend mal, un pied glisse, il est surpris, il lâche la corde… Comme la corde était attachée par un brin à la taille du Roi, et placée à double autour du becquet au sommet de l'Aiguille, elle a dans ce cas subi un choc brutal lors de la chute, et subi un frottement d'une extrême violence. Ce qui expliquerait, mieux que toute autre hypothèse, les dégâts qu'elle a subis.
Si le lorgnon se trouvait dans une poche du Roi, il est possible que, glissant de cette poche lors de la chute, il se soit retrouvé dans une touffe de végétation garnissant le rocher, ce qui expliquerait qu'il ne se soit pas brisé…Pourquoi cette version de l'accident n'a-t-elle pas été retenue ?La personnalité du comte Xavier de Grunne, ultra-royaliste, qui passe pour avoir été une "tête brûlée", n'est sans doute pas étrangère à la construction boiteuse de la version officielle. Version qu'il a en grande partie imposée, usant de son crédit tant auprès de la magistrature que de son entourage et du Club Alpin…
Scénario imaginé spontanément, sans se donner le temps de la réflexion, négligeant obstinément les éléments qui ne cadraient pas avec sa version.
Version qui glorifiait cette image mythique d'un Roi "escaladant une voie difficile, vertigineuse, mortellement frappé au cours de son ascension par une roche traîtresse, et tué par l'œuvre cruelle du Destin"…
Version bien plus noble, plus exaltante que celle d'un grimpeur malchanceux, accroché à deux mains à sa corde, chutant d'un rocher modeste…
Dans un même registre, une grande partie de l'imagerie parue à l'époque cherchera elle aussi à fausser la réalité : sur la plupart des photos publiées et des cartes postales éditées, on désignera comme "le rocher fatal" non pas l'aiguille où est tombé Albert, mais le sommet voisin, bien plus impressionnant…
Quant aux autres "anomalies"…Que les recherches aient duré si longtemps peut s'expliquer lorsque l'on voit les lieux.
Il paraît logique que ces recherches aient commencé sur les pentes d'où partaient les voies d'escalade fréquemment parcourues à l'époque.
Ce n'était pas le cas de la ravine où l'on a retrouvé le corps du Roi.
On a donc commencé à chercher ailleurs, notamment sur la pente située à l'ouest de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu, du côté de la "Cheminée Louise" notamment. Or cette pente est loin d'être homogène : elle est beaucoup plus raide que ses voisines, formée d'un entrelacement de rochers, de tours, de couloirs, de vires glissantes, de fourrés…
Une recherche de nuit ne pouvait s'y dérouler que malaisément, prenant beaucoup de temps… Sans compter la relative désorganisation des chercheurs, rendus fébriles par la gravité de la situation…
La présence du marteau sans piton s'explique si l'on se réfère aux usages - bien peu écologiques - de l'époque : le marteau ne servait pas seulement à enfoncer ou enlever les pitons. Il était également utilisé pour briser de petites saillies rocheuses, "casser du rocher" pour aménager des prises …!
La position de la corde par rapport au corps est évidemment un élément important. S'il est exact que la corde était déroulée dans la pente au-dessous du corps du Roi, il y a là une quasi-impossibilité matérielle dans un contexte de chute (à moins que, dans la pente, la corde n'ait subi un effet "coup de fouet").
Mais, nous l'avons vu, les témoignages divergent à ce sujet.
Peut-être y a-t-il eu tout bonnement un problème de vocabulaire dans la déclaration de Jacques de Dixmude, le terme "remonter le long de la corde" ayant désigné non un déplacement dans la pente, du bas vers le haut, mais simplement le fait qu'il se soit déplacé le long de cette corde pour en trouver l'origine…
L'absence de flaque de sang sous la tête du Roi pourrait s'expliquer par le fait que le sang, qui avait noirci entre-temps, n'était guère visible de nuit sur la terre noire de la ravine, qui en avait sans doute absorbé une partie… Sans doute devait-il y avoir des traces de sang noirci sur les feuilles mortes. Manifestement, personne n'y a prêté attention. Il faut dire qu'elles avaient dû être fortement piétinées…
Le bloc "fatal" est-il vraiment celui découvert à proximité du corps ? Certains éléments du dossier permettent de penser que ce bloc était peut-être déjà présent dans la pente, avant la chute. Dans ce cas, au cours de la chute dans la ravine, le Roi aurait simplement heurté cette pierre, la maculant du sang qui s'écoulait de sa blessure à la tête…
Que penser de l'absence d'autres blessures sur le corps ? On n'en sait rien ! Peut-être y avait-il des blessures internes, non décelées vu le caractère sommaire des examens médicaux pratiqués ?
11. Suicide ?
L'hypothèse d'un suicide du Roi pourrait-elle être envisagée ?
Dans cette hypothèse, Albert, qui tenait à maquiller son suicide en accident d'escalade, aurait grimpé sur la plateforme de l'Aiguille, se serait tiré une balle dans la tête, le corps serait tombé dans la pente, et quelqu'un (le comte de Grunne ?) aurait récupéré l'arme et fait disparaître les traces.
Certains vont même plus loin dans la formulation de cette hypothèse.
Jacky Degueldre, par exemple, émet l'hypothèse suivante : Le Roi, déprimé, se suicide en se tirant une balle dans la tête. Mais le corps s'écroule en restant sur la plateforme ! Au cours des recherches, le comte de Grunne (ou un autre proche) le trouve, escamote l'arme, et balance le corps dans la ravine…Objections :Un tel scénario accumule les invraisemblances.
Il ne dit rien de la corde. Pourquoi une corde dans de telles circonstances ? Comment se serait-elle abîmée à ce point ?
Pourquoi Albert aurait-il pris la peine de grimper sur la plateforme avant de commettre son acte, alors qu'il eût été plus simple pour lui d'aller se placer, à quelques mètres de là, au-dessus du débouché de la "Cheminée Louise", plus facilement accessible ? Tournant le dos au vide, il lui suffisait de faire un pas en arrière…
Car se tirer une balle dans la tête, sur cette plateforme, était-ce une bonne manière pour maquiller un suicide en accident ?
Comment aurait-il pu être sûr qu'après le coup de feu il allait basculer dans le vide (un vide relatif, car ce versant n'est pas très haut) ?
Comment pouvait-il savoir qui trouverait son corps ? Et qui trouverait l'arme ?
Bref, si le Roi avait vraiment voulu se suicider en camouflant son geste, pourquoi n'aurait-il pas tout simplement escaladé la "Cheminée Louise" ? Arrivé dans le haut de celle-ci, il lui suffisait de lâcher prise, ou de tenter un mouvement irréalisable et fatal. C'est si facile de se tuer lorsque l'on grimpe en solo…!
12. Assassinat ?...
La version de l'accident, telle qu'imaginée ci-dessus, paraît donc la plus vraisemblable. Elle laisse cependant la porte ouverte à une dernière possibilité.
Pour examiner celle-ci, il faut se replacer dans le contexte de l'époque, et se rappeler également certains éléments de la vie privée des Souverains.
Sur le plan socio-politique, les temps sont agités ; un peu partout en Europe les extrémismes gagnent du terrain, les actes violents se multiplient, on assiste à "la montée des périls".
Le Roi Albert, qui conduit personnellement la diplomatie de la Belgique, est perçu sur l'échiquier européen comme un personnage important. Peut-être est-il considéré par certains comme quelqu'un de gênant...
En Allemagne notamment, le Chancelier Hitler (9) a obtenu les pleins pouvoirs et entamé les premières phases de sa politique expansionniste. Il n'hésite pas à recourir à l'élimination systématique de ceux qu'il considère comme des adversaires, réels ou potentiels. Sa méthode est simple : il les fait assassiner…
Sur le plan privé, par ailleurs, Albert s'est vraisemblablement fait pas mal d'ennemis… Même dans son entourage, on évoque certains incidents…
Or, si quelqu'un - qu'il s'agisse d'un agent secret, d'un tueur à gage, d'un mari trompé, d'un rival - veut attenter à la vie du Roi, le lieu où se déroule l'escalade ce jour-là ne s'y prête-t-il pas parfaitement ?
Bien sûr, il faut, pour cela, être informé des intentions du Roi. On peut supposer que, pour quelqu'un de décidé, cette information pouvait être obtenue grâce à l'une ou l'autre complicité au Palais.
Ensuite, il suffit de profiter des circonstances :
- Sachant que le Roi part grimper à Marche-les-Dames, on peut s'y rendre discrètement, guetter son arrivée, et, sans se faire repérer, suivre le Souverain dans la forêt domaniale pour attendre le moment favorable. Si celui-ci ne se produit pas, ce ne sera que partie remise !
- Lorsque le Roi se retrouve seul, on peut pénétrer dans la partie supérieure de la ravine et, pourvu que l'on ait les capacités requises pour se déplacer en terrain aussi pentu, s'approcher de l'Aiguille sans être vu ; dissimulé près de la brèche au nord de celle-ci, on peut observer la progression d'Albert, attendre le moment propice, et lorsque, parvenu au sommet, il entame sa descente à la corde, lui tirer dessus. A la tête. La distance de tir étant de dix à vingt mètres, difficile de rater une telle cible si l'on dispose d'une bonne arme ! (Ce qui exclut cependant l'usage d'un pistolet ou d'un revolver.)
- Le corps s'abat dans la ravine. Le meurtrier gagne la plateforme, y efface toute trace compromettante éventuelle. Et l'assassinat prend l'aspect d'un accident d'escalade !...
Ce coup de feu serait donc celui entendu d'en bas par un habitant du voisinage (Charles Hennuy), sans que ce témoignage ne donne jamais lieu à enquête...
Mais il y a une objection : malgré la pente qui s'élève au-dessus de l'Aiguille, la détonation aurait dû être également perçue du plateau où se trouvait le valet, même si celui-ci s'était éloigné quelque peu.
Or le valet n'a rien entendu.
Ou alors... aurait-il été prié, "dans l'intérêt supérieur de la Nation", de garder le silence?...
13. En guise de conclusion...
Que s'est-il passé dans les rochers de Marche-les-Dames le 17 février 1934 ?
Une sinistre mise en scène pour travestir une réalité que l'on voulait cacher ? L'hypothèse se révèle finalement peu vraisemblable, de même que celle du suicide du Roi.
Une chute du Roi depuis le haut de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu ? La version officielle ne tient pas la route.
Mais que cette chute se soit produite différemment, à la descente du sommet, avec utilisation de la corde, paraît tout à fait plausible.
Reste alors une question : s'agissait-il d'une chute accidentelle ou non ? Les blessures à la tête du Roi résultaient-elles uniquement de la chute ?
Seule une exhumation du corps, afin de procéder à un examen du crâne, permettrait de déterminer le type de blessures réellement subies par le Roi.
Faute d'y recourir… à chacun de se faire une opinion !
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Le prince Albert et la future reine Elisabeth s'étaient rencontrés en 1897 à Paris, lors des funérailles de la duchesse d'Alençon, morte tragiquement dans l'incendie du Bazar de la Charité. Quelques mois plus tard le jeune prince ose faire sa demande en mariage : « Croyez-vous que vous pourriez supporter l'air de la Belgique ? ». Les noces sont célébrées en 1900. L'acte par lequel Léopold II approuve ce mariage ne porte aucun contreseing ministériel, contrairement à ce qui était prévu par les articles 60 et 64 de la constitution. En janvier 1910, après l'accession au trône d'Albert, un avocat gantois, Alfons Jonckx, avance la thèse que de ce fait, le prince Albert est déchu de ses droits au trône. |
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Albert Ier lors de sa visite à Potsdam en 1910. Le Roi a revêtu pour l’occasion l’uniforme allemand. |
La reine Elisabeth donnant une leçon de violon au Prince Léopold, duc de Brabant. Le roi Albert Ier lit la partition. |
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Visite du roi Albert Ier et de la reine Elisabeth au Congo en 1928 |
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Visite du roi Albert Ier dans les tranchées |
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Émile Verhaeren et le roi Albert Ier à La Panne, début août 1915 |
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1919 - Le comte Georges Nélis fait visiter les installations de la SNETA (Syndicat, ensuite Société Nationale pour l’Étude des Transports Aériens) à Haren au Roi Albert Ier. |
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Le roi Albert Ier et le roi Victor-Emmanuel III d'Italie |
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Visite du roi Albert Ier dans les tranchées |
Le roi Albert Ier et Woodrow Wilson (président des Etats-Unis) en juin 1919 à Adinkerke |
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Le roi Georges V et le roi Albert Ier en 1915 en visite sur le front. |
Fête de la Victoire à Bruxelles, le roi Albert Ier et le maréchal Foch (21 juillet 1919) |
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Le roi Albert Ier, la reine Elisabeth et le Prince Léopold à Gand sur le "Korenmarkt" (novembre 1918). |
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1920, le roi Albert Ier et la reine Elisabeth partent en avion pour l’Angleterre. |
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Dans le massif des Dolomites, en Italie, en 1930 |
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Le Roi Albert Ier en compagnie de Walter Amstutz et Arnold Lunn à Mürren (Suisse) en janvier 1929. |
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